LE LIVRE JURATOIRE OU CARTULAIRE
Il est grand temps d'en arriver au manuscrit, qui a motivé cette longue introduction, sans la justifier peut-être aux yeux du lecteur.
Au Moyen-âge le serment était absolument entré dans les moeurs. Tout reposait alors sur la foi jurée : les engagements, les contrats, la fidélité dans les charges, et ce n'étaient pas seulement pour ceux qui avaient des fonctions publiques à remplir; les habitants des villes eux-mêmes, réunis en assemblée délibérante, s'appelaient les juratsen certains lieux.
Les coutumes de Beaumont prouveraient au besoin cet usage; voici le titre de l'article I2 :Du Serment des Consuls et de la Communauté (voir page 1). Pour la prestation de ce serment il existait, dans la plupart des villes, un Livre des serments; dans celui que possède Montauban, les évangéliste, sont figurés et on lit le commencement des quatre évangiles. A Beaumont, à partir du XlVe ou XVe siècle il s'appela le Livre juratoire ; l'on jurait, la main posée « sur la passion figurée de N. S. Jésus-Christ, » ou sur l'image de la sainte Trinité, peintes sur une feuille de parchemin, au milieu du manuscrit qui nous occupe. A la forme sacrée de l'enlacement religieux se joignait, de la sorte, la promesse de soumission aux constitutions de la Cité.
Il ne sera pas sans intérêt d'en fournir quelques preuves puisées dans les délibérations de la Communauté.
Pierre Fermat, l'illustre géomètre, né à Beaumont en 1601, se plaisait à revenir dans son pays natal, où il jouissait de la plus haute estime. On le consultait souvent dans les questions de droit, et chacun s'inclinait devant l'autorité du conseiller au Parlement. Le 27 septembre I647, une assemblée, tenue au Conseil général de ville, lui demanda -son avis au sujet des coutumes relatives à l'entrée du vin et de la vendange «Sur quoi (on apporta), en ladite assemblée, les Coustumes de ladite ville sur ce sujet trouvées escriptes en latin dans le Livre juratoire ancien, lesdites expliquées par ledit sieur de Fermat, conseillier président en la présente assemblée... » (Voir le Bulletin archéologique, T. VI, p. 196, Étude sur Fermat par M.L. Taupiac.)
La pièce traduite et commentée par Pierre de Fermat porte le N° XX dans ce recueil, page 137
« Les Consuls se mettaient à genoux, et leur main mise sur la passion de N. S. Jésus-Christ, figurée dans le Livre juratoire de la communauté, ils promettaient de bien et dûment faire le devoir de leur charge, qui est d'être bon et fidèle serviteur du Roi, d'observer la religion catholique, apostolique et romaine, de tenir la main aux édicts du Roi.» (Archives communales).
«Le dit sieur de Vernhes, sa main levée à la passion figurée de N. S. Jésus-Christ, a promis et juré de bien et dûment remplir... » (Installation de Clément de Vernhes comme conseiller du Roi, consul honoraire et commissaire vérificateur des rôles, des tailhes et autres inspections).
Ce Livre juratoire, que nous désignons aussi sous le nom de Cartulaire, à cause de son contenu, est de format in 8° (grandeur correspondant au raisin actuel); sa hauteur est de 25 centimètres, sa largeur de I7 centimètres; la reliure, qui dépasse les feuillets, paraît être du XVIe ou du XVIIe siècle : elle est formée de deux ais de bois recouverts de basane d'un jaune pâle; deux lanières de cuir, aujourd'hui en mauvais état, servaient d'attache.
Le volume se compose de huit cahiers de parchemin d'inégale grosseur, les 4 premiers contenant les pièces 1 à 15, les deux miniatures peintes sur la même feuille, en regard l'une de l'autre, et deux feuillets blancs ; au verso du dernier est dessinée au trait (voir page 76) une croix de calvaire plantée sur un mont ; en bas, un. peu sur la gauche, une tête de mort; la croix porte la trace des trois clous, mais le Christ n'y est point, et une bande d'étoffe se croise sur le montant et les deux bras formant comme un vêtement.
Le 6e cahier contient les pièces 18, 19 et partie de la pièce 20; il est composé de 23 feuillets; le 7e ne renferme que la fin de la pièce 20, et compte 6 feuillets; le 8e enfin, pièces 21 et 22, n'a que 8 feuillets. Un cahier de 4 feuillets précède le texte, une feuille est collée sur le plat; deux notes, écrites sur ces pages, sont transcrites sous les numéros 23 et 24, pages 181 et I83. (Au dessous de la dernière de ces pièces on voit les monogrammes IHS, MA témoins de la dévotion aux SS. noms de Jésus et Marie, et, un peu plus bas, des roses à cinq pétales et à pistils, puis le nom de Vernhes. Ce nom, aujourd'hui éteint, est ancien à Beaumont; cette famille était originaire du Rouergue, où l'aîné possédait en 1417 le château de Verdun. La charge de Conseiller du Roi a longtemps appartenue aux Vernhes; l'auteur de ces lignes se fait gloire d'être le Petit-neveu du dernier survivant, mort au commencement de ce siècle.)
L'ensemble présente 75 feuillets foliotés, depuis le premier jusqu'au dernier, bien que le dernier porte le n° 76. Cette différence provient de ce que le feuillet 68 a été coté par erreur 69, quoique aucun feuillet n'ait disparu. Cette pagination, qui semble être du dernier siècle, en a remplacé une autre plus ancienne qui s'arrêtait à la page 53, recto du 27e feuillet.
L'écriture appartient à plusieurs époques. Les feuillets 1 à 31 (en réalité 61), et le texte des pièces 1 a I4, sont en minuscules gothiques du XlVe siècle, les rubriques en rouge et les initiales des Chartes en grandes lettres ornées, accompagnées de dessins élégants, tracés en rouge, bleu ou violet. Les lignes inachevées ont été souvent remplies par des tirets de dessins variés. De nombreux renvois à la ligne en forme de C sont également en couleurs; en outre, un grand nombre de lettres, soit au commencement de la phrase, soit dans le courant, ont été passées à l'encre rouge. Toute cette partie, plus la pièce 17 (las ordanesas de la plassa), sont écrites sur deux colonnes; au bas du feuillet 51 (pièce relative aux ordonnances des métiers), on lit la note suivante, en cursive, se rapportant à l'article qui défend aux marchands revendeurs d'acheter des victuailles ou volailles avant la 3e heure, indiquée par le son de la cloche, la veille des grandes fêtes.
« Anno dni M° IIIIe LXXVI et XV° madii pns
«articulus fuit publicatus per gm de Laura.. procura-
«torem et factus processus per magistrum Philip «pum,de pertibus ord... »
La pièce XIXe (page 104), portant un arrêt du parlement de Toulouse, est signée par le Conseiller Jean Séguier, commissaire : nous reproduisons cette signature planche V.
Au verso du dernier feuillet on lit :
« Comme avons sceu par la grande multitude des causes qui durant les guerres ont été mises et introduites en nostre dicte cour de Parlement et pour aultres causes du procès n'ont peu être expédiées ne jugées, dont avons à plusieurs... »
CHARDES ?
Comme art le feuillet qui contient la miniature du Livre juratoire est le plus digne de remarque; sa valeur est accrue par la figure des quatre Consuls en charge en I477. On lit cette date au bas de la miniature de gauche, dans les lignes suivantes :
« L'an de la incarnatio de nostre Segnor Dieu Ihu Xrist MCCCC LXXVII, lo Satges hoes snor Arnaud Guilhem de Varelhas, Anthoni Blanc, Ramon Arnaud de Laius et Gulhem Mango, Cossols. » (suivait une ligne qui a été coupée, sans doute, en reliant le livre).
Le premier verso du feuillet contient l'image de la Sainte-Trinité : dans un chevet d'église à pans coupés, éclairé par quatre fenêtres en plein cintre, sous une voûte dont les nervures retombent en clé pendante, le Père éternel est assis sur une vaste chaire de bois, qui occupe toute la largeur de l'hémicycle; une tenture bleu, semée d'étoiles et de croissants à rayons dorés, sert de fond; cette tenture a, dans le haut, une bordure verte, sur laquelle, à l'encre, on a tracé postérieurement des caractères indéchiffrables.
Un arc ogive coloré en brun rouge, entoure cette miniature et forme un cadre, orné de chevrons blancs, dont les angles ouverts ont des trilobes.
Dieu le Père est vêtu d'une robe d'un vert tendant vers le jaune; le col et l'ouverture ont une légère bordure d'or; un manteau très ample l'enveloppe; sa teinte est le rouge d'Inde, espèce d'amarante peu brillant, avec bordure en hachure d'or. La ceinture est rouge, avec filet et clous dorés; la tête est couverte d'une tiare rouge à trois couronnes d'or, surmontée d'une boule portant une croix; le nimbe est grenat à rayons d'or; les traits du visage ont été refaits au crayon, la barbe et les cheveux sont blancs.
Le Père soutient de ses mains les deux bras de la croix sur laquelle le Fils est étendu, la tête penchée du côté droit, avec une expression douloureuse; le Saint-Esprit, sous le forme d'une colombe, est placé immédiatement au-dessus de la tête du Christ, vers laquelle il descend. Cette représentation de la Sainte Trinité se retrouve très fréquemment au XVe et au XVIe siècle.
La seconde miniature représente la Passion figurée de Notre Seigneur. Le Christ, en croix, se dessine sur une tenture rouge, semée de fleurs de lis florencées, frangée dans le haut et dans le bas, et sur un ciel bleu; la tête, sur nimbe crucifère, est ceinte d'une couronne d'épines verte; le sang ruisselle sur le corps, qui n'est couvert que par une légère ceinture blanche, dont les extrémités flottent; le divin crucifié est fixé à la croix par trois clous; la main droite semble bénir avec trois doigts.
A droite du Christ, sa divine Mère, dans l'attitude de la douleur, détourne et baisse la tête; les traits du visage sont effacés, les bras en croix sur la poitrine les pieds chaussés; un manteau gros bleu bordé d'or, posé en voile, couvre une robe d'un rouge amarante.
Saint Jean, debout du coté opposé a les mains jointes; la :figure, d'expression triviale, est vue de profil; il fixe son Maître du regard, ses pieds sont nus, sa robe bleue, son manteau vert avec bordure d'or.
Les nimbes de la Sainte Vierge et de saint Jean sont d'or, avec bordure lobée en noir.
Au point de vue historique, les Consuls sont les personnages les plus curieux de cette miniature: nous connaissons leurs noms, nous avons presque leur portrait, et nous savons que la communauté leur fut grandement redevable, parce qu'ils menèrent à bonne fin, auprès du Parlement de Toulouse, une question de leudes et péages, grosse affaire qui donnait du souci aux Beaumontois. On en lira la relation dans les pages 126 et suivantes de notre édition du Cartulaire, et le nom des quatre Consuls à la page 107. «Auquel estans vennus par devers nous les dits Consuls, c'est assavoir : Arnault Guillaume de Bareilhas, Anthoine Blanc, Baimond Arnault de Laius et Guillaume Mangon... » Nos transcripteurs ont écrit , cette lecture était facile, l'i n'ayant pas de point ; mais, en comparant le nom de la miniature et celui de la pièce en question, il est permis de retrouver dans les deux : Laius ou Lajus.
Les Consuls, dont la Communauté reconnaissante nous a conservé l'image sont agenouillés, placés de trois quarts, deux par deux, devant la Sainte-Trinité et devant la Passion. Leurs mains sont croisées l'une sur l'autre ; leurs visages, dessinés avec beaucoup de soin, ont une expression de piété attendrie; leurs cheveux noirs sont longs, épais et frisés. Ils portent le costume de leur charge, la robe et le chaperon. La robe est mi-partie rouge et noire, disposition dont fait parfaitement juger la miniature, qui offre dans les Consuls de droite le côté où le rouge domine, et dans ceux de gauche le côté où c'est le noir. Une ceinture dorée, garnie de clous noirs, serre la robe; le chaperon est rejeté sur l'épaule («Le second consul devra venir prendre le juge royal dans sa maison portant son chaperon sur l'épaule » (Délibération du Conseil de Grenade 1734). Cette délibération fut prise à la suite d'un arrêt du Parlement qui obligeait les Consuls à appeler le juge royal dans toutes les assemblées générales et particulières. (Communication de M. Rumeau.) et est également mi-partie rouge et noir.
La Communauté pourvoyait au costume consulaire; une délibération de 1705 rappelle que l'on accordait aux quatre Consuls la somme de deux cents livres « pour le port de robe, » somme que l'on doit réduire à 10 livres par Consuls et 4 livres pour un flambleau, parce que la Communauté est accablée, en tout 56 livres. La délibération fut approuvée par l'Intendant.
Cette parcimonie n'empêchait pas nos Consuls de se pourvoir à Toulouse de vêtements neufs.
J'ai relevé, je ne sais plus où, la note suivante. « Soit mémoire que le 25 décembre 1737, jour de la Noël, à la messe de minuit, MM. les Consuls de Beaumont y ont assisté avec leurs chaperons qui ont été acheptés neufs à Toulouse. »
Les Consuls conservaient avec soin leur vêtement officiel enfermé dans un sac. « M. du Gabre réclame un sac pour mettre sa robe et son chaperon consulaire. » (délibération des Consuls de Grenade, I733)
M. Paul de Fontenilles nous dit, dans le budget de la ville de Cahors en 1664, publié par lui, « que la robe et les chaperons donnés par la Ville aux Consuls était considérés comme les insignes de leur dignité; ceux-ci s'en revêtaient toutes les fois qu'ils accomplissaient un acte officiel. Dès le XIIIe siècle ce costume devenait leur propriété, et si, plus tard, le sort des élections les rappelait au consulat, la ville leur accordait, si cela était nécessaire, une indemnité pour faire arranger ou réparer les robes reçues lors de leur première magistrature»
Le Bret, dans son Histoire de Montauban, prétend que l'habit des Consuls est fort majestueux : « C'est une robe longue, à manches fort amples et mi-parties de rouge et de noir. Ils la portent dans les églises et aux jours de solennité et cérémonies; hors de là, s'ils veulent faire quelques fonctions consulaires, ils portent sur l'épaule un chaperon mi-parti des mêmes couleurs. »
Le lecteur vient d'apprendre ce que fut le Livre juratoire de Beaumont, pour les anciens habitants de cette bastide; cet écrit demeure pour leurs descendants comme le témoin du serment des aïeux, le gardien des coutumes et des règlements de la Cité, la preuve d'une sage organisation communale.
Mis en lumière par une Société jalouse de conserver tout ce qui est l'honneur du passé, puissent ces documents être utiles aux érudits et aux économistes. Enfant de Beaumont, je serais heureux d'avoir aidé, dans une modeste part, à atteindre ce but, après mon parent, M. de Rencogne, et mes savants confrères.
Chanoine FERNAND POTTIER,
Président de la Sociétéarchéologique.
Correspondant du Ministère de l’instruction publique pour les travaux historiques